J’ai le privilège des yeux. Poème en l’honneur de Pablo Neruda
Publié le 20 Septembre 2022
Je n’ai jamais vu le vol du condor
Au-dessus de la cordillère enneigée
Au-dessus de ta petite patrie à la hanche mince
Ni le copihué fleurir dans la forêt araucane
Ni l’araucaria araucan qui fait tomber ses fruits
Pour soutenir la lutte des Mapuche
Sinon, à travers tes yeux
Sinon, à travers tes mots
Sinon, à travers ta poésie
Tes yeux tes mots ta poésie
Jamais
Ne
Me
Manquent
Car
Toujours
Ils m’
Accompagnent :
Je vis dans la maison des odes.
J’en prends de la graine
Une graine en français, traduite
Puis une graine castillane, officielle
Je navigue dans deux langues
Comme une embarcation
Sur le rio Mapocho
J’ai la persévérance des elfes
Quand la poésie se tresse en des lianes
Pavoisées
Que la brume se lève sur des mots encore non dits
Que les métaphores sonnent
Faux
J’ai l’insistance des rêves
Comme un marteau trop tôt
Asséné sur l’enclume de la vérité
Je ne veux pas reculer l’étain
S’il n’a pas été encore
Affranchi
Ta voix m’élève au-dessus de l’océan
Et ton cœur me guide
Pas à pas
Tu es un compagnon de route
Je ne t’ai pas choisi
C’est toi
Qui m’a
Un jour
Choisie
M’envoyant un
Croche-pied
Je ne suis pas tombée sinon
Dans la soupe de la muse
Peut-être la tienne
Me l’as-tu prêtée car
Je ne sais d’où elle vient ?
Elle s’est habituée à moi
Attends que l’heure du poème sonne
Non pas sur la plage de l’Ile Noire
Comme elle aimerait,
Se laissant guider par les formes
Dessinées
Dans
Le sable
Et par le chuintement chaud de l’écume
Déposée dans des bras d’algues fières
La muse me fait confiance
Elle sait
Que même coite
La poésie en moi continue de naviguer
Frêle esquif qui se balance comme balayé
Par les tempêtes du moment
Cherchant son cap
Cherchant comment ramer
Car la voile trop fine
Un jour
S’est déchirée
Guidée par le tableau toujours émouvant
Des étoiles
Par les vols puissants des oiseaux marins
Maîtres des cieux et des océans
Je navigue à vue
Ne cherchant même pas une île
Mais un démon
Ou bien
Une figure de proue peut-être
Abandonnée sur un tronc d’arbre si vieux,
Ballotté
Depuis tant d’années
Par les flots
Avec sa figure qui s’accroche comme une désespérée
Avec son sourire
Avec ses dents toujours blanches
Et
Une chevelure
D’écume jamais délavée
Je te parle et tu me réponds
Par poésie interposée
Il n’est pas terminé
Le chemin poétique qui nous unit
Je n’ai pas encore puisé au plus profond
De ton verger tellurique
Ni dans la grande classe prolétaire
Qui ne fait pas rimer le vent et l’air
Mais l’homme et l’oiseau
L’arbre et le blé
Je ne suis que petite poésie
Qui tient toujours ta grande main
Généreuse et prospère
Je ne suis que petite apprentie
D’automne
Ou bien
D’hiver
Qui chevauche auprès de l’automne et de toi, cavalier
Dans les sous-bois où gémissent
Les derniers alerces
Où les pics tambourinent en morse des SOS
J’ai le privilège des yeux
La chaleur chilienne des mots
La plume féconde de la poésie
Ces choses que tu m’as léguées
Malgré toi ?
Carole Radureau (20/09/2022)