J'ai (Tengo) de Nicolás Guillén
Publié le 28 Juin 2020
La poésie de toujours qui a toujours le sens et la mesure et puis les circonstances. Tengo, c'est universel.
Avec cette traduction mienne, parce qu'à présent que je peux lire les textes originaux, je les saisis tellement mieux, au plus près, il me semble de la parole de l'auteur, aussi, Tengo, j'en ai deux versions différentes, l'une sur mon blog cocomagnanville que vous connaissez, très belle, enjolivée ai-je envie de dire, l'autre dans un de mes livres sur Guillén, traduite par Claude Couffon qui était un traducteur renommé des auteurs latino-américains dont Neruda et qui connaissait bien Guillén mais dont la version pour le coup me semble au contraire trop simplifiée.
Je coupe entre les deux, et je traduis comme je le lis, ce n'est certes pas académique c'est certainement de la traduction anarchique, mais c'est comme ça que je fonctionne, parce qu'il me semble que c'est bien de l'écrire comme on le sent à la lecture.

J'ai
Quand je me vois et je me touche,
moi, Jean sans Rien hier encore,
et aujourd'hui Jean avec Tout,
et aujourd'hui avec tout,
je tourne les yeux, je regarde,
je me vois et me touche
et me demande comment cela a pu être possible.
J’ai, voyons voir,
j’ai le plaisir d’aller dans mon pays,
propriétaire de ce qu’il y a en lui,
regarder de près ce que là autrefois
je n’ai pas eu et ne pouvais avoir.
Sucre puis-je dire,
Monts puis-je dire,
Ville puis-je dire,
Armée puis-je dire,
miens déjà et pour toujours tiens, nôtres,
et un immense rayonnement
d’éclair, d’étoile, de fleur.
J’ai, voyons voir,
j’ai le plaisir d’aller
moi, paysans, ouvrier, homme simple,
j’ai le plaisir d’aller
(c’est un exemple)
à la banque et parler avec le directeur,
non pas en anglais,
non pas en monsieur,
mais en lui disant compañero comme on le dit en espagnol.
J’ai, voyons voir,
qu’étant un noir
personne ne peut m’empêcher
d’entrer dans un dancing ou dans un bar.
ou encore dans le hall d’un hôtel
me crier qu’il n’y a pas de chambre,
une petite chambre et non un palace,
une petite chambre où je pourrais me reposer.
J’ai, voyons voir,
qu’il n’y a plus aucun gendarme
qui m’empoigne et m’enferme dans une caserne,
ni qui me soulève et me jette hors de ma terre
au milieu de la grand-route.
J’ai que comme j’ai la terre j’ai la mer,
no country,
no highlife,
no tennis et no yacht,
mais de plage en plage et de vague en vague,
géante bleue ouverte démocratique :
la mer, enfin.
J’ai, voyons voir,
que j’ai appris à lire,
à compter,
j’ai que j’ai appris à écrire
et à penser
et à rire.
J’ai que j’ai maintenant
un lieu où travailler
et gagner
de quoi me nourrir,
j’ai, voyons un peu,
j’ai ce que je devais avoir.
Nicolás Guillén (1964) traduction carolita