Un très vieil homme en s'éveillant un matin, trouva une graine entre les plis de ses draps. "Elle sera sans doute venue se nicher dans ma tignasse hier lors de ma promenade dans le parc", songea t-il en ébouriffant son épaisse crinière poivre et sel." Ah, c'est que la solitude n'encourage pas le peigne et le savon", ajouta t-il, en riant, vaguement coupable, en essayant de se souvenir depuis combien de temps il n'en avait fait usage. "Mais qu'importe, cette petite graine ne demande qu'à se développer et comme cette nuit j'ai justement rêvé de forêt, si elle pousse, elle poursuivra peut-être mon rêve..." Et il déposa la graine sous une poignée de sable dans un pot de yaourt qu'il disposa sur la margelle de sa fenêtre et l'oublia. Quelques mois plus tard, une petite pousse tendre pointa le nez. L'homme l'arrosa, la tourna vers le soleil pâle du printemps, en prit mille soins, si bien qu'un petit arbre commença rapidement à grandir. Au bout de quelques années, et après avoir régulièrement adapté la largeur du pot, l'homme se rendit compte que son arbre était à l'étroit et qu'il allait falloir lui offrir tout l'espace nécessaire à sa croissance.
Le petit pavillon ceint d'un grand jardin où grouillaient une flopée d'enfants joyeux et toutes sortes d'animaux à demi sauvages en face de son immeuble lui sembla être l'endroit idéal pour que son arbre s'y déploie à son aise tout en lui offrant le bonheur de le voir grandir depuis sa fenêtre. "Hélas!" lui dit la gentille dame lorsqu'il lui exposa son projet, "nous allons être expropriés le mois prochain, comme tout le quartier, mon pauvre monsieur. Vous n'êtes pas au courant qu'ils vont bâtir un grand centre commercial?" L'homme ne savait pas. Déçu, il alla voir le maire. "Un arbre supplémentaire, dîtes-vous, pour agrémenter le parc? Pourquoi pas?" Fit l'élu en contemplant d'un bon oeil le petit arbre. "Il sera costaud, je m'y connais, et arrivé à maturité, il fera un bon parquet pour la salle des fêtes". A ces mots, l'homme prit congé en remerciant et rentra chez lui très contrarié avec son arbre. Voyons, se dit-il, il va bien falloir trouver une solution pour que tu grandisses en paix: resterait bien la forêt des 4 chemins qui serait une solution, mais j'ai vu que certains arbres sont marqués. A l'automne prochain, ils seront abattus... C'est bien dommage, car j'aurais pu venir te voir régulièrement, vois-tu... non, je crois que nous allons devoir nous résoudre à partir plus loin. Dès le lendemain, le vieil homme, besace à l'épaule partit de bon matin le long des routes avec son arbre. Au bout de plusieurs mois de marche, il n'avait rencontré que forêts domaniales, parcs régionaux qui avaient droit de coupe sur tout arbre implanté sur leur territoire. C'est qu'une fois installé, se disait-il, mon arbre ne m'appartiendra plus et moi, ce que je veux, c'est qu'il pousse et meure de sa belle mort, sans être transformé en bois de chauffage, ou en nourriture pour girafes dans un zoo ni même en matière première pour ce sculpteur qui m'en a proposé un bon prix, inspiré par la tendreté de ses fibres. L'homme commençait à désespérer. Il avait crû que les arbres étaient là pour rien, pour leur beauté, pour l'ombre qu'il offrait généreusement, pour les nids d'oiseaux et les jeux des enfants.. Mais il découvrait au fil de son voyage, que la forêt et la nature étaient devenues des produits comme les autres, les banques spéculaient sur des investissements à longs termes sur les espèces en voie de disparition, les entreprises échangeaient le droit de polluer les rivières en plantant un quota précis d'essences qu'elles finissaient toujours par exploiter à leur profit... Un soir qu'il était aux abords d'une côte, le vieil homme, fatigué, contempla le coucher du soleil du haut d'une falaise crayeuse. Il avait l'impression d'être arrivé au bout du monde. Plusieurs mètres plus bas, s'étendait une plage de pierres d' anthracites scintillantes sous les derniers rayons. Brusquement, une brume douce, compacte, veloutée, s'éleva de la mer, envahissant tout le vide. L'homme prit son arbre, le serra très fort contre lui en l'attachant avec son ceinturon et entra doucement dans la tiédeur ouatée.
Et l'on dit qu'à cet endroit, tout au bout du monde, un arbre immense, unique et solitaire pousse contre vents et marrées, nourri d'algues et de pierres sombres.
Almanito